Le thème de ce numéro spécial de Linguistica Antverpiensia dirigé par Adriana Şerban et Reine Meylaerts sur le multilinguisme au cinéma et sur scène est celui d’un Grand détournement. En effet la vingtaine d’auteurs de ce volume s’attache à démontrer que l’art ou la magie de la traduction permet la « traîtrise » (King, Takeda) ou le « pouvoir » (De Higes Andino) lorsqu’utilisés à bon escient. Des mots, toujours des mots, mais pas seulement, car l’audiovisuel, même dans un contexte multilingue est le monde où le « non-verbal » et le verbo-iconique comptent plus que tout. Mots et autres signes tournent donc autour de concepts de plus en plus établis, définis mais jamais convenus, comme le multilinguisme, lequel, baroque comme le sable entre nos doigts, nous échappe subtilement.
Ce numéro spécial de Linguistica Antverpiensia New Series rend compte de ces mots, concrets, et de ces concepts, abstraits, qui subliment toutes les œuvres présentées à l’écran, représentées sur la scène. Des mots que l’on traduit que l’on a traduits, que l’on devrait traduire ou qui se libèrent de toute traduction. Le multilinguisme présent au cinéma et sur scène se situe aussi au-delà des mots car il est de fait dans le support audiovisuel, tant le film, le vidéogramme ou l’œuvre est déjà la traduction per se de l’imaginaire de son auteur et pour qui le « mot » est « voix ». Le doublage et le sous-titrage sont des forces, mais ne servent pas les mêmes maîtres. La diglossie est-elle un bien vilain défaut ?
Il est intéressant de noter que, justement, les mots les plus récurrents de ce volume sont « multilingualism, » « authenticity, » « interlanguage » et l’exemple le plus cité, « Inglorious Basterds. » Il semble donc retracer une histoire de traîtrise et de pouvoir. Les analyses pointues d’une œuvre en particulier (Buckley, Higes-Andino, King, Komporaly, Labate, Maszerowska, Sanchez, Takeda) ou d’un corpus (Angiboust, Brisset, De Bonis, Nolette) prouvent que les mêmes questionnements titillent les planètes linguistiques et extra-linguistiques (choix, négociation, transposition, variation, abandon…). Diversion, diversification sans dispersion. Toute l’hétérogénéité de nos diversités humaines s’amalgame en parfaite homogénéité quand on en vient à parler traduction audiovisuelle et authenticité versus vraisemblance : traduire est une nécessité ; dans sa propre langue (intralinguistiquement), dans une autre langue (interlinguistiquement) ou dans une autre modalité (intersensoriellement ou interculturellement). Il s’agit dans tous les cas de trouver les ‘bonnes’ manières de parvenir à ce transfert qui est aussi outre-linguistique. Contextualisations, hyper contextualisations, reports, rapports, etc. Equation : les mots glissent au-delà de l’image quand l’image se suffit à elle-même… Ainsi, les textes de ce numéro pluriel qui représente neuf pays (Australie, Belgique, Canada, Espagne, France, Italie, Japon, Pologne, Royaume-Uni) pourraient se diviser en neuf catégories :
En outre, la transversalité est de mise ici (Brisset), tout comme les échos et résonnances (Ladouceur, Nolette qui évoquent ceux et celles du Canada). Dans ces catégories, des sous-catégories (dialectes et argot : Brisset), des modalités (sous-titrage créatif : Komporaly), des fonctions enfin explorées (overdub : Sepielak, opéra : Mateo), ainsi que des sujets vus sous un autre angle (Ladouceur, Nolette) et des variations culturelles tentaculaires (Sanchez). Car oui, nous n’avons pas le monopole de nos langues et tout film, toute vidéo ou toute œuvre voulant (au sens de douée de volonté) être comprise, nécessite traduction ou adaptation. Ou pas !, nous rappelle-t-on. L’œuvre se suffisant à elle-même (pouvoir de la représentation au théâtre, à l’opéra, dans le muet – l’émotion non traduite, sans pour autant qu’il s’agisse d’un échec).
Dans notre propre langue, nous avons aussi besoin d’éclairages, de touches de peinture (Maszerowska), pour évoquer et comprendre « presque la même chose » quand on est aveugle, sourd ou simplement distrait. On découvrira autrement. « Voir ses films autrement, grâce à l’audiodescription », pourrait-on ainsi paraphraser Jean-Pierre Jeunet. Mais l’intralinguistique est aussi question de négociations, argumentent Szarkowska, Zbikowska et Krejtz, de mise en perspective et de mise en abyme, rappellent Meylaerts et Şerban dans leur introduction. Le travail de l’interprète, quant à lui s’en remet tantôt au traître, tantôt au savant négociateur (Takeda, King, Agiboust, Labate). Hail to the Basterds, donc et à ce numéro de présentation alternative du multilinguisme et des diverses et parfois perverses stratégies de traduction qui lui sont attachées.
Nombre de modalités de la traduction audiovisuelle se trouvent représentées dans ces pages numériques : audiodescription, doublage, interprétation à l’écran, overdub (voice over), sous-titrage inter- et intralinguistique, surtitrage et voix, avec des modes d’application novateurs, voire insolites et « créatifs ». Toutes les modalités ? Ou presque, car quelques irréductibles (les intertitres, la localisation de jeux vidéo et la langue des signes) sont absents. Dans l’ensemble néanmoins, un wwworld de modalités est exploré, dans un monde où l’information est omniprésente et omnipotente. Les auteurs de ce volume reconnaissent le besoin de canaliser cette information ubiquitaire (Buckley, Higes-Andino), de lui donner une voix (Mateo), de la laisser s’exprimer (Sanchez, Ladouceur, Nolette) ou de modifier ses canaux (Brisset, Labate), y compris quand elle est impertinente (contraire de pertinente ?) (Agiboust). Finalement, était-on mieux au temps du muet (Voellmer-Zabalbeascoa) ? Les Maîtres du 7e art se sont frottés à cette épineuse question de « la présence des langues » (Agiboust, Brisset, De Bonis, Labate), touchant aux sociolectes profonds pour plus de réalisme ou les laissant traîner comme des traces sur une scène de meurtre, comme une couleur locale. Les sons et les couleurs sont presque indissociables désormais. C’est le cas pour les réalisateurs du XXe siècle étudiés ici (Allen, Audiard, Branagh, Eastwood, Hitchcock, Loach, Olivier, McTiernan, Spielberg, Tarantino…) mais aussi des Maîtres (Shakespeare, considéré par Sanchez, Meylaerts et Serban). Tour infernale de Babel quelle que soit l’époque donc.
La multiplicité de ce multilinguisme est obsédante et inquiétante : Salvatore, dans Le Nom de la rose, parle toutes les langues car il n’en connaît aucune. Le défi de la traduction multilingue consiste donc à décoder et à rendre compréhensible ou à ne pas toucher pour laisser les nuages de mots en liberté totale. L'alinguisme nous guette, attention !
Mais ce monde si ‘wild’ et si ‘web’ est aussi si « petit. » Professionnels de tout poil, tous actifs pour la compréhension ou l’expression de nos langues (mots, sens, discours, implications), les auteurs de ce volume nous montrent que dans l’audiovisuel, on peut aussi rester sourcier ─ être fidèle à l’original, à sa verve ; le cibliste se casse parfois le nez, même si souvent il est nécessaire d’aller au-delà des mots (Buckley, Maszerowska). Tout n’est pas qu’adaptation, et langues vernaculaires (Komporaly, Ladouceur, Nolette), qui ont droit de cité, peuvent se voir transposées (Sanchez, Brisset) ou se retrouver écartées (Labate).
En outre, une autre question s’insère en filigrane : un film en une seule langue et/ou en VO pure, expurgé de tout multilinguisme, pourrait-il encore être mondial aujourd’hui (ô ère du muet…) ? La langue des signes semble mettre tout le monde d’accord : « The Tribe » (Slaboshpytskiy 2014), film puissant sur la brutalité des relations dans une école de sourds, est sorti sans artifice, sans traduction, sans modalité, sans concession, et c’est un choc. Mais après tout, nous rappelle Mateo, les opéras sonnent aussi forts dans leur langue maternelle qu’en traduction, et les voix résonnent aussi fort dans les théâtres, en VO sans surtitrage. Meylaerts et Şerban posent le multilinguisme comme ‘être de la nation’ mais la communication n’a pas toujours besoin d’intercompréhension : ainsi en est-il de l’universalité idiomatique de la production pornographique.
Cette analogie nous donne à penser que l’audiovisuel (au sens large) est un cercle vertueux, une roue qui n’est pas près de s’arrêter de tourner. Et de faire tourner nos têtes.
Sylvain Caschelin
Université de Strasbourg
s.casch@free.fr